Extrait de L'Ombre des Trois Pics
Le bourreau au milieu des Érudits vint prendre place. Il s’assit, tranquille et serein, l’œil glacial et le sourire narquois, ce matois faiseur de mort. Il rendit avec un soin précautionneux les atours de sa dernière victime qui gisait sur la table de chêne, en proie à la longue agonie. Son corps portait les cicatrices purulentes et les plaies suintantes. Le sage eût hurlé de douleur mais sa langue pendait, racornie et misérable entre les mors de la tenaille. Au fer rouge il avait cautérisé la plaie puis l’avait abandonné, lassé de tout ce sang. Il avait en tête bien d’autres fantaisies de son cru.
— Amis de sagesses et de savoirs je crois que le temps de l’harmonie s’achève. Ne craignez ni lames ni sortilèges, de ces barbares ivres de guerre je vous protégerai. Vous serez aux Trois Pics mes invités. Je ne saurai laisser quiconque empêcher l’un d’entre vous d’y assister.
Il disait cela le plus simplement du monde, le plus naturellement qu’il fût. La noirceur de son âme les enveloppait d’un lourd mantel, chape de plomb qui faisait sous le poids de la mort ployer leurs droites épaules. Le chaos d’une lame sous-marine les empêcha de répondre, l’écho d’une gueule de tonnerre le réjouit et le bourreau se mit à rire.
— Cela a commencé. Tenez vous bien il se peut que nous vivions une fin de nuit quelque peu agitée. Je vous laisse. À présent j’ai à faire.
Il se leva, fit quelques pas, saisit le gisant et d’une bourrade l’envoya rouler à terre, dans la poussière la poudre et les éclats de bois. Sur l’autel des tortures il s’allongea, ferma les yeux, porta la main à l’amulette qu’il portait au cou et s’endormit.
Griffons, dragons, charognards et fils de l’eau se mêlaient en une furieuse horde tandis que pâlissaient les trois lunes, dévorées par la rouge lumière de l’aurore. Les glaces retenant la flotte exhalaient d’étranges brumes. Ni eau ni fumées, ni souffle de bête ni colère de mont de feu, elles jaillissaient en multitude. Nulle n’avait silhouette semblable à celle de ses pairs et de ces formes à peines esquissées naissaient les gueules terrifiantes. De ces gouffres sans lumière s’échappaient les hurlements silencieux que tous entendirent.
En les terres des âmes de tout être vivant se levèrent les tempêtes apocalyptiques. L’espace d’un instant d’éternité l’ultime Chaos laissa entrapercevoir toute la folie de sa puissance. Les brasiers de la terre n’étaient plus que cicatrices noires figées dans un macabre immobilisme. Les forêts pourrissaient de moiteurs et des airs viciés. Les glaces s’assombrissaient, le blizzard tuait les fils des glaces. Les hordes d’esprits, d’hommes et de bêtes mouraient de fléaux inconnus contre lesquels il n’existait aucun remède. Les eaux se changeaient en rivières écarlates emplies du sang des titans bâtisseurs. Les forteresses une à une s’effondrèrent, ruines chaotiques que le temps réduisait en poussière. Et les êtres de faire face à leur cadavre que les vents de mort emportaient en de brunes nuées. Ils les suivirent du regard et les virent s’effacer. D’eux il ne restait absolument rien.
La raison et la folie se disputaient la domination des âmes sans qu’aucune des deux ne parvînt à prendre l’avantage. Devant les yeux de l’âme chaque être découvrait sa terre des âmes intacte pourtant, lorsque leurs paupières se refermaient, le temps d’un battement de cil, ils revivaient l’annihilation de ces landes, souffraient une indicible angoisse que cette illusion ne devînt réalité. Dans leurs sangs, dans leurs sèves, dans leurs essences naissaient les ombres mauvaises, étranges émanations d’un chaos imperceptible qu’elles parvenaient encore à dompter.
Sur les ondes s’avançaient ces brumes aux gueules hideuses. Un sourire mauvais défiguraient leurs faces monstrueuses. Leurs yeux n’étaient plus qu’abîmes où les oracles sages ne découvraient que le néant. Abominations éthérées faites de vent et de chaos elles possédaient au fond de leurs orbites la même étincelle...
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